DÉPLIAGES
Est-ce possible qu’un Bipède à cerveau volumineux éprouve comme une forme de compassion pour du carton jeté à la poubelle, dans le vrac du bac ad-hoc, par un autre Bipède à cerveau volumineux ? En ces temps d’anthropologie étendue aux non-humains, l’hypothèse est parfaitement plausible, même si l’incuriosité ambiante la trouve éventuellement farfelue. Et à la décharge de ses cohortes, il n’y a certes rien de plus inanimé que du carton destiné à l’emballage. Surtout par ces temps de recyclage à l’infini. À quoi donc tiendrait ce sentiment éprouvé envers du carton ? N’est-ce pas le degré zéro de la matière artificielle? Le rebut comme terrain de jeu, ce n’est pas nouveau dans le champ artistique, certes. Pas plus que la dimension. Un certain Pablo Picasso s’est bien rendu célèbre dans l’histoire de l’art en fourrant les trois dimensions dans deux et ce fut le cubisme. Pour sa part, François Duconseille passe de l’espace topologique au plan par le dépliage et il met cette réduction dimensionnelle au service d’une réinsertion. Is it possible that a Biped with a large brain feels some kind of compassion for cardboard thrown into the garbage can by another Biped with a large brain? In these days of anthropology extended to non-humans, the hypothesis is perfectly plausible, even if the ambient incuriosity finds it possibly far-fetched. And in defence of its cohorts, there’s certainly nothing more inanimate than cardboard for packaging. Especially in these days of endless recycling. But why should we feel this way about cardboard? Isn’t it the zero point of artificial matter? Waste as a playground is nothing new in the art world, of course. Nor is dimension. A certain Pablo Picasso made a name for himself in art history by cramming three dimensions into two, and that was cubism. François Duconseille, on the other hand, moves from topological space to plane by unfolding, and uses this dimensional reduction as a means of reinsertion.
Moyennant un prélèvement aléatoire facilité par la culture du tri, il collectionne des emballages en se disant « Voyons voir ce que ça donne lorsque je les déplie… ». Le fait-il incognito, en s’assurant qu’il ne sera vu par personne ? Ou au contraire, le François brave-t-il les sourires en coin et ripolinés des co-résidents, lorsque leurs emplois du temps se croisent dans l’ascenseur ? Le pliage et le découpage sont des activités classiques de l’éveil ludique des enfants à la plasticité des choses, y compris celle de leur cerveau. Même si personne ne le dit ainsi, elle participe de cette acquisition, au sens de faire sien doublé de celui d’avoir en vue la piste d’atterrissage dans le jargon de l’aviation. Seules les froides parois de l’ascenseur savent si des gorges chaudes giclent dans son dos, pressées comme des oranges par la perplexité, après qu’il en soit sorti. With a random sampling facilitated by the culture of sorting, he collects packaging, saying to himself « Let’s see what it looks like when I unfold it… ». Does he do it incognito, making sure no one sees him? Or, on the contrary, does François brave the wry, polished smiles of the co-residents when their schedules cross in the elevator? Folding and cutting are classic activities in the playful awakening of children to the plasticity of things, including their brains. Even if nobody says it like that, it’s part of this acquisition, in the sense of making one’s own, doubled with that of having a view of the runway in aviation jargon. Only the cold walls of the elevator know if hot throats are spurting out of his back, squeezed like oranges by perplexity, after he gets out.
Ce n’est pas une banale démarche que retomber en enfance et dans celle de l’art. Surtout par ces temps blêmes où les Energumènes rivalisent de remous écumeux sur le théâtre des apparences. Oser la candeur du dépliage dans un monde adultéré jusqu’à la moelle autant que submergé par une crue d’insignifiance ? Il ne faut pas manquer d’audace cousue d’espièglerie pour cela et en envisageant de réinsérer ainsi les atours des fétiches marchands dans le circuit de la valeur, cette fois symbolique. La pléthore de formes non-standard que ce geste simple fait apparaître au grand jour esquisserait-t-elle le pandémonium jusque-là occulte de la Marchandise ? En même temps que ces contours et ces échancrures disparates parlent de précision au millimètre près et donc de technologie avancée. « Laser, y es-tu ? » s’enquiert le Petit Chaperon Rouge à l’orée de la Markthalle. Le Totem lui répond « Oui ! » d’emblée et elle s’avance, confiante, dans cette forêt électrique du consumérisme à l’âge numérique. It’s not a trivial thing to fall back into childhood and into the world of art. Particularly in these pallid times, when Energumènes compete with frothy swirls on the stage of appearances. Dare to dare to unfold in a world adulterated to the core and submerged in a flood of insignificance? It’s a daring and mischievous move, and one that reintegrates the trappings of commercial fetishes into the circuit of symbolic value. Does the plethora of non-standard forms that this simple gesture brings to light sketch out the hitherto hidden pandemonium of Merchandise? At the same time, these disparate contours and indentations speak of millimetre-accurate precision, and therefore of advanced technology. « Laser, are you there? » asks Little Red Riding Hood at the edge of the Markthalle. The Totem answers « Yes! » straightaway, and she steps confidently into the electric forest of consumerism in the digital age.
Les panneaux composites de l’installation Totem ajoutent un paragraphe en carton à l’épopée déjà séculaire du ready-made. Ils proposent en outre un exercice intéressant et individuel, consistant à deviner de quoi tel carton ainsi déplié fut l’emballage avant de finir dans le bac à ordures idoine. Ici et là, il y a bien de la symétrie, mais qu’en inférer ? La méthodique mise en relief par contraste des figures révélées au dépliage sur des fonds monochromes, produit une scansion et un je-ne sais-quoi de méditatif s’en dégage. Il est permis de voir en Totem une ode à la curiosité qui peut/sait faire feu de tout bois et tient que tout dans l’écrin du vivant a quelque chose à dire dans la conversation que sans interruption la complexité entretient avec elle-même, y compris donc avec l’inanimé et le périssable. La placidité de ces figures soustraites au flux entropique est de surcroît l’exact inverse de certaine volubilité propre aux œuvres du district contemporain dans le champ artistique. Laquelle en rajoute à cette crue d’insignifiance que la plume acérée d’Annie Lebrun fustige tout au long de son incendiaire essai sur la guerre menée contre notre « nuit sensible » et paru au printemps 2018, Ce qui n’a pas de prix. The composite panels of the Totem installation add a cardboard paragraph to the already age-old epic of the readymade. They also offer an interesting, individual exercise in guessing what the unfolded cardboard was used to package before ending up in the appropriate garbage bin. There’s symmetry here and there, but what can we make of it? The methodical contrasting of the figures revealed when unfolded against monochrome backgrounds produces a scansion, and a meditative je ne sais-quoi emerges. Totem can be seen as an ode to the curiosity that can/should fire anything, and holds that everything in the jewel box of the living has something to say in the uninterrupted conversation that complexity has with itself, including the inanimate and the perishable. The placidity of these figures removed from the entropic flux is, moreover, the exact opposite of a certain volubility typical of contemporary district works in the artistic field. Which adds to the flood of insignificance that Annie Lebrun’s sharp pen castigates throughout her incendiary essay on the war waged against our « sensitive night », published in the spring of 2018, Ce qui n’a pas de prix.
Le François Duconseille peut-il se targuer en prime d’une faible empreinte carbone dans la réalisation de cet apologue ironique visant l’asservissement de la société du pouvoir d’achat à la Marchandise? Ça se pourrait bien, vu le minimalisme du dispositif de Totem, les matériaux utilisés et ce ne serait pas le moindre des mérites à l’aune de l’inquiétude écologique. Anomalie discrète sur le théâtre des apparences, le geste artistique ferait bien de reprendre langue avec ses racines primordiales, ancrées dans le souci thermodynamique constant de garder le feu allumé pour contenir l’entropie, il y a plusieurs centaines de milliers d’années. La conservation de notre espèce nouvelle venue était alors l’enjeu dans l’écrin du vivant : c’est le même à nouveaux frais en cette deuxième décennie du 21ème siècle. Qui donc ne le comprend pas ? Can François Duconseille also boast a low carbon footprint in the production of this ironic apologue about the enslavement of the purchasing power society to Merchandise? It could well be, given the minimalism of Totem’s set-up and the materials used, which would not be the least of its merits in the light of ecological concerns. A discreet anomaly in the theater of appearances, the artistic gesture would do well to reconnect with its primordial roots, anchored in the constant thermodynamic concern to keep the fire lit to contain entropy, several hundred thousand years ago. The preservation of our newly-arrived species was then at stake in the living world: it’s the same thing again in the second decade of the 21st century. Who can fail to understand this?
Lionel Manga, Douala, juin 2023
Lionel Manga est un écrivain, commissaire d’exposition et critique d’art camerounais. Il est l’auteur de L’ivresse du papillon, le premier ouvrage sur la scène des arts plastiques au Cameroun paru en 2008. Son premier roman intitulé La Sphère de Planck est sorti en 2022 (éditions Rot-Bo-Krik)