LA INGOLD / de février à juin 2019, accompagné par des associations du quartier du Neuhof à Strasbourg, j’ai rencontré des habitants de la Ingold, immeuble destiné à la démolition pour constituer une mémoire du lieu et des gens, en juin 19 a été projeté sur la façade un livre d’images, portraits visuels et sonores de 6 résidents de la tour

Une tour surgie dans les années 60, au détour d’une bande de terre, au Neuhof à Strasbourg. Des dizaines de logements, empilés les uns sur les autres. On lui donne un numéro, ce sera le 8. On lui donne un nom, INGOLD. Elle le porte en mémoire d’une famille de riches bourgeois Strasbourgeois.

Des visages et des noms, elle en a connu des centaines, peut-être des milliers. D’ici et d’ailleurs.

Des sons, elle en a entendu. Ses murs bruissent encore de ces voix, celles des Lucienne, Sabrina, Joseph, Ali, Marguerite, Bato, (ajouter d’autres prénoms d’habitants …).

Des parfums, elle en a conservé. Jamais, elle n’aurait cru pouvoir sentir tous ces arômes venus d’Orient, d’Asie, d’Afrique, d’Amérique, de Marseille, d’Oberschaeffolsheim, de la Krutenau…

Elle en a accueilli des hommes et des femmes, de territoires très proches, ou parfois très lointains, tout en restant plantée, là, au milieu du Neuhof, immobile.

Quand elle regarde autour d’elle, elle se prend pour la Terre. En un jour, en un tour, la Ingold se meut et parvient à contempler l’infini du monde. Il n’y a que les tours pour accomplir cet exploit. On l’oublie souvent, mais elles seules regardent vers l’Est, le Nord, le Sud et le Ponant.

Aujourd’hui, la Ingold a décidé de raconter une histoire, son Histoire, à travers celles de ses locataires, arrivés à destination ou encore en partance vers un nouvel horizon. Elle en a plein ses escaliers des histoires. Certaines sont à dormir debout, d’autres font rêver. Y’en a qui parlent de l’enfance, de voyages, de jours heureux. Elles font sourire ou verser quelques larmes.

Les autres immeubles disent qu’elle se la raconte en vieillissant. Ils la moquent quand elle affirme qu’elle sera la dernière des tours du château Neuhof à rester debout. Parce qu’elle a perdu beaucoup de ses copines, les plus âgées, la Ingold espère encore être sauvée.

Dernièrement, pourtant, un vent froid, un mauvais vent venu de l’Est lui a prédit sa perte.

Alors, la Ingold le crie maintenant : elle ne partira pas comme ça. N’ayez pas peur, ne craignez rien, vous ses amis. Ecoutez-la, regardez-la. Ce qu’elle veut la Tour Ingold, c’est qu’on la respecte et qu’on respecte ses habitants, les siens. Ceux qui la font vivre et respirer.

Elle le souffle, elle le hurle : elle ne veut pas tomber en silence, comme toutes les autres avant elle.

Souvenez-vous ! Et plus tard, quand elle ne sera plus, rappelez à ceux qui ne l’ont pas connue combien elle fût fière d’appartenir au Neuhof, et d’avoir servi de refuge à tous.

Un jour, plus tard, quand elle ne sera plus, elle voudrait quon dise d’elle : comme elle fût belle LA INGOLD, quand elle était Reine, au Royaume de Neuhof !!!

texte écrit par Lucette Tisserand pour la projection publique du 14 juin 2019

La Ingold / récit (s)

les gens disent ‘la tour Ingold’ mais la Ingold est un immeuble bloc qui a plus à voir avec le cube qu’avec la tour. Des tours il y en a dans le quartier mais la plupart ont été démolies lors des différents plans de rénovation urbaine, comme s’il fallait en premier lieu couper ce qui dépasse. La logique urbaine en vogue est à la taille basse, unités d’habitation de petit calibre pour réduire la concentration de résidents par immeuble, on se demande d’ailleurs où vont ceux qui mathématiquement ne peuvent être relogés dans ces constructions plus petites. Si la Ingold est appelée ‘tour’ c’est peut-être que bientôt elle sera la prochaine ‘tête’ à couper avec ses consoeurs jumelles… La Ingold est un bloc d’habitation ouvrant aux 4 points cardinaux sur le quartier et dans ses étages supérieurs plus loin sur la ville. Être une tour c’est pouvoir rayonner, offrir un point de vue circulaire sur les espaces environnants, rien à voir avec les barres qui sont réduites aux binômes Est-Ouest ou Nord-Sud, la tour croise les points de vue et en sera crucifiée.

Entrer dans La Ingold c’est comme pénétrer dans une cheminée, passé le hall on est aspiré par une grande cage d’escalier centrale qui se déploie sur 7 étages, 7 paliers distribuants chacun sur 6 appartements de tailles différentes, au total 42 appartements. L’ascension effectuée à pied vous fait passer de l’ombre des premiers niveaux à la lumière zénithale de son sommet. L’escalier est une zone de conflits, c’est à la fois le cœur vivant de l’immeuble mais aussi le lieu de toutes les tensions. Voilà des mois que l’interphone a été vandalisé et jamais réparé empêchant le verrouillage de la porte, l’espace est à vif, hall ouvert à tous vents jour et nuit sur la cité et les vents sont parfois mauvais. Les habitants sont à vifs, fragilisés par les intrusions de tous ordres perturbant leur espace vital et leur tranquillité, la plupart se renferment et subissent faute de pouvoir envisager un autre lieu de résidence. Il faut dire que cet immeuble conçu dans les années 70 ne manque pas d’atouts, mis à part les nuisances sonores d’une cage d’escalier à l’acoustique défaillante, les appartements offrent un confort que l’on ne retrouve pas dans les constructions récentes. La générosité des espaces, la luminosité des pièces dotées de portes vitrées desservant des balcons spacieux en font des espaces de vie attrayants du moins pour ceux qui ont été suffisamment entretenus au fil du temps.

Autant il est facile d’accéder au cœur de l’immeuble, autant il est rare qu’une porte d’appartement s’ouvre surtout quand on ne sait pas que la destruction de l’interphone d’entrée a réduit les sonnettes individuelles au silence. Les portes palières sont en bois, l’index de la main droite replié à angle droit il frappe de façon mesuré en attente de réponse. Frapper à une porte demande un certain tact, le registre d’expression et large et l’on doit être conscient de ce que chaque façon de faire peut générer comme réaction à l’intérieur, étant moi-même adepte par moment du repliement, je comprends parfaitement ces longs temps sans réponse passés dans cette cage d’escalier jusqu’à ce qu’un jour une porte s’ouvre.

La porte de l’appartement s’ouvre, un jeune homme d’origine étrangère m’accueille, je lui explique la raison de ma présence sans savoir si il comprend ce que je lui dis à ma grande surprise, il me propose d’entrer. L’appartement est spacieux, c’est un quatre pièces avec vue sur le grand terrain appelé ‘Plaine Mermoz’, il me propose de m’installer dans le salon, grande pièce lumineuse dotée de fauteuils et d’une table basse centrale. L’ameublement est modeste mais confortable, je m’installe et remarque sur ma gauche la présence de deux grands écrans de télévision posés l’un derrière l’autre, cette vision me frappe, je ne pense pas avoir vu cela ailleurs, pourquoi avoir 2 écrans et surtout à quoi correspond leur installation de la sorte ? Nous engageons la conversation, j’apprends que mon interlocuteur est afghan, qu’il est réfugié, qu’il s’appelle … , je lui fais répéter plusieurs fois son nom que j’ai du mal à comprendre, et qu’il vit ici en compagnie de 3 compatriotes réfugiés comme lui …

Cela faisait bientôt un an que je me demandais ce que serait ma participation à cette nouvelle résidence des Scénos Urbaines dont il était convenu que pour une fois Jean-Christophe et moi aurions chacun un projet artistique à y développer. J’avais beau venir régulièrement dans le quartier, accompagner les projets d’étudiants qu’on y avait initié pour engager une relation aux habitants bien en amont de la résidence des artistes professionnels pressentis, je ne voyais pas comment y développer un projet. Sans m’en inquiéter plus que cela, je continuais à participer aux différentes étapes de la préparation du projet, en me disant qu’un jour ou l’autre quelque chose se passerait qui donnerai du sens à ma présence en tant qu’artiste dans ce quartier. Le rdv était pris avec Stella qui dirigeait l’équipe de la JEEP basée au Neuhof, c’était une journée de juin, le temps était incertain mais sans prendre garde je filais sur mon vélo vers le Neuhof quand l’averse se présenta et pris ma tenue légère au dépourvu. C’est trempé jusqu’à l’os que je parvenais au local de la JEEP, j’en étais étrangement heureux comme de mettre jouer un bon tour et de m’en amuser. Cet état de vulnérabilité me rendais disponible à entendre les récits de vies réellement vulnérables des habitants du quartier. Parmi les projets que m’exposait Stella celui des Bibliothèques de rue retînt mon attention, qu’était-ce que cette idée à rebrousse poils d’un grand nombre d’apriori que de vouloir promouvoir le livre ici ? Quelques jours plus tard nous retrouvions sur la grande place du Stockfeld, sur une table de ping-pong en ciment étaient installés des caisses de livres triés par genre, un attroupement, des habitants, des enfants, les gens cherchent dans les bacs, choisissent des ouvrages qu’ils peuvent emporter, plutôt qu’une bibliothèque de rue il s’agit d’une distribution de livres donnés au départ par l’association Emmaus. La JEEP est alors un intermédiaire entre le donneur et les habitants, mais la distribution s’accompagne de diverses actions en direction des enfants, création d’exlibris, atelier de dessin… le livre est prétexte à la rencontre, les histoires se déploient, se déclinent en différents supports. Les enfants viennent en nombre, l’un d’eux autour de 12 ans rentre chez lui en emportant une pile de livre qu’il tient en un équilibre précaire coincé sous son menton, juste au-dessus une bouche armée d’un sourire radieux comme un arc prêt à décocher une flèche. Tout est là, incarné par ce jeune garçon, le livre existe, ce sera mon premier point d’accroche pour un projet.

La suite est en partie mystérieuse, quelque chose se joue autour du livre dont j’ai bien du mal à saisir la génèse, quoiqu’il en soit quelques semaines après la Bibliothèque de rue j’associais Livre et Immeuble en une équation d’une logique implacable ; 1) un livre est un ensemble d’histoires réunies dans un objet unique ; 2) un immeuble est un objet (gros) qui réunit un ensemble de personnes qui elles-mêmes portent différentes histoires ; 3) un immeuble est donc un objet qui réunit en lui différentes histoires 4) un immeuble est donc l’équivalent d’un livre sauf que l’on ne peut pas le feuilleter. Par contre on peut imaginer de rabattre l’image d’un livre qui se feuillète sur un livre que l’on ne peut pas feuilleter (un immeuble). Le projet sera de faire un livre des histoires des habitants de l’immeuble qui sera ensuite projeté sur la façade de l’immeuble.

Il s’agissait maintenant de trouver le livre-immeuble qui réponde aux différents paramètres du projet, dont le principal était de pouvoir réaliser la projection imaginée tant pour ses qualités d’écran que pour la possibilité d’installer du public face à lui. Non seulement ‘la tour Ingold’ réunissait l’ensemble des critères ‘techniques’ mais en plus le destin écrit (mais non dit) de cet immeuble chargeait le projet d’une profondeur stimulante. La Ingold était destinée à être détruite dans le cadre de l’ANRU2, le livre serait alors le garant de la mémoire de ce lieu et de ses habitants. Restait à attendre l’accord de CUS Habitat, le bailleur social, gestionnaire de l’immeuble.

La décision est prise ce sera La Ingold, pour les amis des associations qui accompagnent le projet il n’y a aucun doute possible, non seulement la perspective de la démolition de l’immeuble fait sens pour le projet du livre (ou plutôt l’inverse) mais aussi La Ingold est un cas particulièrement marquant des politiques de logement sociaux actuel. En effet la mort annoncé du bâtiment a transformé son usage dans l’attente du moment fatal programmé à 10 ans, période à la fois longue pour trouver les solutions de relogement des habitants mais courte dans la perspective d’y installer de façon stable des familles ; dans l’attente y sont logés la plupart des cas sociaux les plus difficiles, l’immeuble est connu pour être celui des ‘Cas sos’ ou encore des ‘Cas SOS’, cas désespérés que l’on pourrait écrire ‘cassos’ qui sonne comme ‘cassés’ en un espagnol approximatif, on y caserait donc les ‘cassés’ que l’on ne souhaite loger ailleurs, ce qui peut se résumer en ‘caser les cassés’. Mais La Ingold n’est pas que cet ‘immeuble-poubelle’ que certains nomment ainsi, c’est un espace de vie partagé par des histoires longues et diverses.

Construit dans les années 70 cet immeuble était à l’origine destiné à loger des familles socialement stabilisées, ouvriers, petits fonctionnaires… de bonne conception La Ingold offrait alors un cadre de vie de qualité dans un quartier certes périphérique mais agréable à vivre. L’histoire de cet immeuble évoluera en parallèle avec l’histoire économique et sociale de la France de la fin du vingtième siècle, progressivement et au fur et à mesure que la crise sociale s’installe au Neuhof, les familles ayant les moyens quitteront les lieux pour vivre dans des quartiers de meilleurs réputations. Elles seront remplacées par des familles aux revenus plus modestes et de plus en plus fragiles, provoquant une dégradation régulière de la vie collective de l’immeuble jusqu’à la situation de crise permanente actuelle. Mais ce mouvement ne fut pas général et un petit nombre d’habitants de la première heure sont restés jusqu’à aujourd’hui, je pense notamment à deux locataires du septième et dernier étage. Il est possible qu’il y en ait d’autres dans les étages inférieurs mais la position élevée de ces appartements donnent une explication au maintien de ces personnes dans ces lieux après tant d’années. Vivre au septième étage de la Ingold est une situation privilégiée non seulement on échappe en grande partie aux nuisances du voisinage mais aussi on jouit d’une vue exceptionnelle sur la ville. Ces appartements sont comme des refuges dans un immeuble en train de sombrer.

Un immeuble Rubik’s Cub

J’accroche mon vélo à un anneau sécurisé à proximité de l’immeuble. Je me questionne sur la façon d’aborder le projet. Je me questionne sur ce qu’est cet immeuble. Je me questionne sur la façon dont je peux être perçu pas les habitants de cet immeuble. Je me questionne sur la réalité de mon désir de m’engager dans ce projet. Je marche dans le quartier puis autour de l’immeuble, je prends le temps de regarder, de comprendre, quand je le peux je prends quelques photographies afin de poursuivre la réflexion et les questionnements une fois rentré chez moi. Vues systématiques de chacune des faces de l’immeuble, Est, Sud, Ouest, Nord. Ces documents me serviront plus tard à localiser les différents habitants pour comprendre comment l’immeuble est occupé. J’imagine le dispositif de projection pour la présentation finale, je vérifie les distances, le recul possible pour le vidéo-projecteur, l’espace disponible pour le public. La configuration est idéale. Cette première approche de surface valide la structure du projet, il s’agira maintenant de nourrir le livre projeté de l’intérieur, de la vie des habitants qui accepterons de se prêter au jeu.

Les associations de quartier, elles sont 3 à accompagner le projet depuis sa formulation, elles connaissent en détail le quartier et les habitants. La plus présente sera la JEEP celle qui a été à l’origine du projet avec les Bibliothèques de rue, Stella est la responsable bien entourée de Monder, Marie, Alexandre et Timothée qui chacun à sa manière participeront à la mise en place du processus. La JEEP est une structure d’éducateurs de rue, ils passent leur journée au contact de la population souvent dans la rue comme l’annonce leur mission, avec eux nous avons parcouru le quartier à l’automne 2018 à la recherche de l’immeuble idéal, ce sera avec eux aussi que des visites dans La Ingold auront lieu surtout dans les premiers temps. S’ils ont certains contacts au sein de l’immeuble, ce ne sont pas les seuls. L’association AGATE portée entre autres par Sylvain et Lucette m’orienteront vers certaines personnes, sans oublier Sophie pasteure de la RESU une association protestante implantée dans le quartier. Plus loin et occasionnellement l’Espace Django donnera certains coups de pouce nécessaire à faire avancer les choses notamment auprès de CUS Habitat. C’est ainsi bien entouré que la rencontre avec La Ingold et ses habitants pouvait débuter. Pour compléter l’équipe et dans l’optique de produire un livre j’invitais Chloé, étudiante de l’atelier livre de la HEAR et par ailleurs photographe à se joindre au projet. Nous passerons durant 3 mois de nombreux moments ensemble dans l’immeuble.

Mi février l’ensemble des acteurs du projet se retrouve pour une grande réunion de préparation, passé l’exposition détaillée du projet, nous réfléchissons ensemble de la méthode à adopter pour parvenir à sa réalisation, l’expérience des associations est là primordiale. Nous convenons d’un ensemble de dispositifs permettant de progressivement aller à la rencontre des gens et structurer sur la durée le projet. La première idée est d’organiser des ‘Pieds d’immeuble’, façon de se manifester au pied de l’immeuble en fin d’après-midi quand les gens reviennent de l’école ou du travail et de pouvoir ainsi toucher le plus grand nombre de personnes. Deux pieds d’immeuble sont programmés pour la mi mars à une semaine d’intervalle. La JEEP viendra avec tables, boissons chaudes et gâteaux, on distribuera un flyer présentant le projet et parlerons avec les habitants. Des premiers contacts sont pris, les habitants sont intrigués mais réagissent dans l’ensemble bien. Même si des tensions sont palpables on sent une certaine gentillesse parmi les habitants curieux que l’on puisse s’intéresser à cet immeuble que bon nombre rêvent de pouvoir quitter.

Une autre idée structurante est de créer une permanence hebdomadaire pour ancrer dans la durée le projet. Après avoir imaginer celle-ci au pied de l’immeuble, dans le hall ou dans un appartement mis à disposition, il est proposé de la faire à la ludothèque située à côté de l’immeuble et occupée régulièrement par l’école de musique ; Laetitia, jeune directrice, sera contactée ; Des affichettes seront imprimées pour inviter les habitants à passer les jeudis de 10h à 14h. Comme il fallait s’y attendre ce rdv fut peu prisé, le projet bien qu’accueilli avec quelques intérêts lors des pieds d’immeuble ne produisait pas un mouvement spontané des habitants. Il faudrait donc penser à d’autres modes opératoires qui permettent plus facilement de rencontrer les gens.

Il faisait beau ce jeudi, jour de permanence l’occasion de tenter une ‘ouverture’, je sors une chaise et m’installe au soleil sur le trottoir. Mme D. revient du marché, on échange quelques mots au sujet de son amie à l’hôpital ‘trois semaines de coma artificiel – elle a 77 ans – ils (les médecins) ne comprennent pas – elle devrait être réveillée – demain il y a un anniversaire’ (le sien visiblement, de 77 à 78 ans?). Ce n’est pas le jour pour parler de l’immeuble ou d’elle, son visage est empli de tristesse, les yeux lourds, inquiétude et angoisse d’un deuil à venir. Attendre sue le trottoir se faire voir, regarder le quartier vivre, jeudi est le bon jour, animé par le marché voisin, jour d’activité, routine des courses, moment de rencontre entre habitants. Le poids des provisions achetées, portées dans des cabas ou roulées dans des caddies comme pour Mme W. croisée la semaine précédente, le poids des vies, de l’attente. De l’autre côté de la rue deux ouvriers réparent un mur d’enceinte d’immeuble. Attendre. Un rap rageur sort d’un appartement du premier étage, les témoignages de certains habitants se confirment.

‘ T’as le nez dedans

T’as rêvé d’un palais

T’es le nez dedans

… ‘

Un couple âgé, étrangers (qu’est-ce que cela veut dire?) passe, l’homme tire un caddie rempli, la femme est voilée, bref échange ‘Bonjour monsieur-dame, vous habitez le 8 ? Non…’ et poursuivent leur chemin. Se faire voir. Les gens passent, dans leurs pensées, leurs soucis, pressés. Le rap du premier continue, nouveau morceau, le ton est toujours le même, voix mâle, chargée, rageuse. Quelques habitants cureux, questionnent. Un habitant, la trentaine, rencontré-aperçu lors d’un pied d’immeuble, passe avec son chien, sa chienne qui se soulage sur le gazon. Bref échange ‘Bonjour, c’est quoi comme chien ? – Un staf – Un staf ? – oui’. (renseignement pris il s’agit d’un staffordshire terrier).

Les questions tournent en moi :artiste en mission de pacification ?

Pacification pour qui ? Pour quoi ?

La paix pour qui ?

Quel accord de paix équitable ?

Terrain de multiples conflits (vitaux)

comment vivre? Survivre ?

Comment co-habiter ?

Le rap du premier étage a fait place à de la musique arabe, percussions et mélodie dansante – identité musicale entre rage – revendication – nostalgie d’un pays connu ou non. Un homme âgé, élégant, fin, revient du marché quelques sacs à la main. Bref échange de regards, salutations, il continue son chemin vers d’autres immeubles, le 8 Ingold n’est pas son lieu.

Mme W.

on se rencontre un jeudi matin à proximité de la ludothèque où je me rendais pour la permanence. Elle revenait du marché, tirant un vieux (elle y tient) caddie de provisions. Nous avions commencé à parler ensemble quelques jours auparavant dans le hall, l’échange reprend sur l’état de l’immeuble et l’incivilité des habitants actuels. Mme Weinsanto est une des plus ancienne résidente, elle y a emménagé en 1974 à la naissance de sa fille. Elle témoigne de la dégradation des conditions de vie, de la montée de l’incivilité, son ressentiment est fort mais où aller quand on vit seule et que l’appartement du septième étage offre des avantages que l’on ne pourrait avoir ailleurs pour le même loyer. Mais sa fille qui travaille ‘dans l’argent’ et son fils ne comprennent pas qu’elle veuille rester dans la Ingold. Nous restons un moment à échanger sur le trottoir, c’est en fait plus facile que de franchir le seuil de la ludothèque, la discussion se prolonge, sa voix est douce, sans agressivité même si l’on sent les blessures nombreuses, c’est une plainte nostalgique. En préambule sortent les doléances puis viennent les souvenirs, c’est un processus douloureux de remémoration, ‘cela remue’ on le sent. C’est une femme attentionnée, soucieuse des gens qu’elle côtoie, elle parle avec affection d’un voisin turc, vieil homme dont la femme est très malade, elle nomme la solidarité qu’elle pratique aussi une journée par semaine en étant bénévole dans une association sociale du quartier. Elle parle de son enfance dans le quartier, elle est née à 100 m d’ici de l’autre côté du marché, ‘ici c’étaient des champs avant qu’ils ne construisent tous ces immeubles’, Neuhof a eu un passé rural il n’y a pas si longtemps. Cette histoire assez récente permet de comprendre l’attachement des gens malgré les difficultés actuelles. Elle est ici chez elle, c’est toute sa vie qu’elle parcoure en sortant de l’immeuble. Deux voisines passent, dames aussi âgées qu’elle, autours de soixante-dix ans, ‘on se serre les coudes, on s’appelle tous les matins’, solidarité n’est pas qu’un mot. Il s’agit de prendre soin, comment partir alors sans avoir l’impression d’abandonner, de trahir à commencer par sa propre histoire.

Olivier

Olivier est professeur d’art plastique au collège, c’est un relais possible pour le projet, il en a bien envie, reste à trouver la façon d’impliquer ses élèves dans un projet en résonance, il évoque l’idée du pop-up ou d’un atelier lors d’une bibliothèque de rue, tout est à inventer, y arrivera-t-on ? Puis il parle de 3 élèves du collège du Stockfeld en SEGPA, ce qui veut dire Section d’Enseignement Général et Professionnel Adapté, le ‘Adapté’ de la fin dit tout des difficultés du quartier, les enseignements doivent s’adapter au élèves comme les élèves doivent s’adapter à une société dont ils sont parfois très éloignés. Ces trois élèves habitent l’immeuble et parmi eux il y a Brian.

Brian

Brian doit avoir autour de 16 ans il fait parti NHF orchestra, comprendre l’orchestre du Neuhof, dans lequel il joue du tuba. Comme Olivier, Laetitia parle de lui comme d’un acteur possible du projet. On évoque la possibilité d’une introduction musicale pour la soirée de juin. Mais cela est délicat car Brian ne souhaite pas se montrer en public dans son quartier. Cet orchestre réputé de jeunes gens se produit dans différentes villes mais il est très difficile de les présenter au Neuhof tant ils craignent les réactions des jeunes du quartier, jaloux et critiques de ces musiciens. La musique ici se doit d’être rappeuse, hargneuse, la musique est une arme contre les contraintes.

Lucette

Nous nous étions croisé à quelques reprises lors des rencontres préparatoires au projet. Lucette est une habitante de très longue date du quartier, elle connait parfaitement les enjeux et tente au quotidien d’accompagner les habitants dans les difficultés qu’ils rencontrent. Elle est avec Sylvain au cœur de l’association AGATE qui tient permanence rue de Brantome dans un appartement à l’étage transformé en agence de soutien social. Nous nous y retrouvons pour parler du projet et bien entendu du quartier. AGATE est une association militante qui aide les habitants au jour le jour mais porte aussi des revendications en direction des pouvoirs publics, son cahier de doléances ne manque pas d’entrée. Durant ce bout d’après-midi à échanger elle abordera en détails la question du mal-logement et de ses symptômes (portes d’entrées détruites, poubelles engorgées, absence de réaction des bailleurs sociaux…) A la question de la démolition de certains immeubles, elle répond ‘on vit quand même’ sous entendu la solution ne serait pas là. Elle aime ce quartier et les gens qui y habite, elle parle des liens entre les habitants, de la façon dont l’esprit de résistance marque les lieux, à commencer par les plaques de rues ; Balersdorf, Jean Moulin, Brantome, Dordogne, Solignac, Ingold… noms de rues marqués par la deuxième guerre mondiale. Au delà et sans doute en raison de la relégation sociale subie le quartier résiste et survit alors que pour le centre ville il est invisibilisé. Serait-ce cette invisibilisation qui attise les feux de voitures, façon de tourner un temps les projecteur sur ce territoire marginalisé ?

Mme P.

nous sommes devant la porte d’entrée de l’immeuble, une femme d’un certain âge s’approche avec son mari qui se déplace difficilement. Je pense me souvenir lui avoir tendu le dépliant expliquant le projet et à peine ai-je commencé à lui présenter la chose qu’elle s’écrit ‘La racaille ! La racaille !’ et s’engouffre dans le hall suivie de son mari. Tel fut la première rencontre avec Mme P.

Nous la reverrons quelques jours plus tard à l’occasion du deuxième pied d’immeuble, la rencontre sera cette fois moins abrupte, un début de conversation s’engage. C’est une femme âgée énergique, intelligente et autoritaire mais habitée par un violent ressentiment. Comme Mme W. son histoire avec La Ingold débute aux origines de l’immeuble, elle y a vécu les beaux jours quand ‘on était tous des petits fonctionnaires’ ; Comme sa voisine elle vit au septième, elles y sont réfugiées et pratiquent une forme de résistance solidaire, il est hors de question de partir. Pour tenir, la vie s’organise ailleurs, les journées sont ponctuées quand le temps le permet par de longs séjours au parc de l’Orangerie dont ils ne reviennent que le soir après avoir passer l’après midi en compagnie des amis du ‘club Franchi’ célèbre glacier installé en bordure du parc.

Mme L.

Nous nous rencontrons à la ludothèque, Mme L. sera une de rare personne de l’immeuble à s’y rendre.

Elle y réside depuis 1980, bientôt 40 ans, mais connait peu de la vie des résidents, elle se tient à l’écart, ne fréquente pas les gens ou très peu, les rencontres sont rares. Elle parlera de deux familles avec lesquelles elle a eu des liens il y a longtemps et d’un jeune homme prénommé Jonathan qui travaille à la poste et qui un jour qu’elle avait oublié son trousseau de clés sur la boîte aux lettres lui a rapporté. L’événement est suffisamment marquant pour qu’une amitié se tisse. Elle aussi dira que les appartements sont beaux et qu’elle ne voit pas de raison de déménager même si elle a vécu à certains moments des relations de voisinage très pénible. Comme cette époque où une famille emménage au-dessus de chez elle, famille africaine avec quatre enfants, le bruit jusque très tard le soir, comme une voiture d’enfants qui roulerait en permanence, elle se plaint, rien n’y fait, sa voisine lui répond ‘mes enfants doivent s’amuser’, fin de non recevoir, ce sera le médiateur, la procédure durera un an avant que la famille bruyante ne soit forcé à déménager. Puis elle parlera du fonctionnement de l’immeuble, de l’obligation faite à chaque locataire de nettoyer son palier sous peine d’amende (20€), mais comment prouver que cela a été fait quand les jeunes squattent la cage d’escalier, y boivent et y mangent. A la question de savoir si l’on pourrait passer avec Chloé pour photographier ‘les objets auxquels vous tenez’ – ‘je ne tiens à rien, quand je partirai je ne laisserai rien’

M. M.

M. M. est une jeune femme vivant seule avec ses trois enfants en bas âge. Nous croisons à plusieurs reprises dans l’escalier, la rencontre est à chaque fois très cordiale, nous évoquons la possibilité de prendre un temps pour parler mais ses multiples obligations rendent la prise de rendez-vous difficile. Une date est finalement trouvée pour un entretien en compagnie de Sophie F. qui l’a employé un temps à la RESU, je ne peux malheureusement me rendre au rendez-vous et laisserai Sophie mener la rencontre, en voici son compte-rendu

Bonjour François, l’entretien avec M. a été très cordial, joli appartement décoré avec soin dans ses couleurs fétiches le blanc, le gris et l’argent. Bon café. Je t’ai retranscrit mes notes, mais je te fais part d’un sentiment : l’impression constante d’avoir devant moi quelqu’un de courageux et vaillant dont le quotidien familial heureux est ponctué ou bordé de drames. Des morts, parfois tragiques, sont revenues plusieurs fois dans son discours, épisodiques, mais surprenantes pour moi. Est-ce récurrent dans tes enquêtes ? à bientôt, Sophie

Rencontre de M. M. jeudi 16 mai 2019 (par Sophie F.)

M. s’est installé au 8 rue Ingold le 1er juillet 2017, elle y a été relogée en urgence par le bailleur social après avoir été témoin de la défenestration de sa voisine et amie dans son logement précédent, route d’Altenheim. Elle a grandi au NHF et préfère y vivre, mais elle a été scolarisée à Illkirch et scolarise ses enfants à l’école Neuhof A (dans le village du NHF). De même, ils ne pratiquent pas d’activités dans la cité mais font beaucoup de foot dans un club hors quartier. Tant pis si elle passe beaucoup de temps dans les conduites en voiture.  M. travaille à la cantine de l’école où ses enfants sont scolarisés, elle aime ‘trop’ son travail et les contacts avec les enfants. Elle me cite tous les reproches que l’on peut faire à la Cité (voitures brûlées et vols, la drogue …) et déplore que le Neuhof change, « ce n’est plus la même génération ». Cependant, elle ne voudrait pas vivre en village (trop calme, les parents gâtent trop leurs enfants). Elle apprécie de pouvoir toquer chez la voisine quand elle a besoin de quelque chose, elle se sent à l’abri et dit « nous on est ouvert, ici il y a de la vie ». L’appartement est ‘trop’ bien, grand, très bien chauffé l’hiver, lumineux avec une belle vue et pas cher. Elle a condamné les poignées de fenêtre et évoque d’autres chutes, celle d’un enfant passé par la fenêtre.  Quand je l’interroge sur les contacts avec les voisins, elle dit « pas trop, c’est pas le même monde », Ils font de la musique jusqu’à 6h du matin, on peut toujours téléphoner se plaindre mais ils se fichent d’avoir une amende. Elle préfère rester en famille, se amies sont des mamans de l’école. Elle craint les mauvaises influences sur ses 3 garçons, le djihad.  Elle habite en face de l’appartement où habitait la maman de J. (son premier mari, père des jumeaux), elle connaissait bien cet immeuble, d’ailleurs c’est là sur le palier qu’on l’a trouvée morte ! Elle ne supporte plus l’absence de sonnette, l’ascenseur bloqué et les invasions de cafards. Elle a tout essayé, produits, nouveaux meubles de cuisine, ça la dégoûte « ils-les bailleurs sociaux- s’en foutent, ils veulent juste leur loyer ». Ce qui lui vient à l’esprit comme chose particulières de cet immeuble c’est le meurtre d’une femme tuée et brûlée dans l’ascenseur. Elle se souvient avec nostalgie des greniers qui étaient très beaux, dommage qu’ils aient été bloqués, c’est par ce qu’il y a eu un mort, un drogué. Elle n’a pas d’objet particulier qui se rattache à l’immeuble.

Oussama

notre première rencontre aura lieu à la ludothèque à la fin du mois de mars 2019, Oussama est alors un jeune étudiant de 19 ans en histoire des civilisations et du Monde musulman (L1) après avoir passé un bac technologie et avoir fait pendant une année un DUT information et communication. Par ailleurs c’est un joueur de oud qui prend des cours à l’école de musique, même si le oud n’y est pas spécifiquement enseigné, son professeur joue du saz, instrument proche du oud bien que de forme différente. Oussama vit dans l’immeuble avec ses parents, il est l’aîné des trois enfants et veille sur son jeune frère (9 ans) et sa petite sœur (3 ans). Ils ont emménagé dans l’immeuble en 2016 en venant du quartier des Sapins à Rouen… incroyable coïncidence dont je parlerai plus tard. La famille est originaire d’Arzou petite ville proche d’Ifran au Maroc dans une région surnommée la Suisse de l’Afrique (moyen Atlas) pour sa neige en hiver. Son père venu en France seul pour entreprendre des études de pharmacie malheureusement interrompues avant l’obtention du diplôme, il a du ensuite travailler pour subvenir au besoin de sa famille. Nous nous revoyons dans la matinée du 18 avril au café coréen, Oussama est venu avec spn frère et Yamina dont il s’occupe quand les parents sont au travail, puis l’après-midi lors de la bibliothèque de rue qui lui procure de nombreux ouvrages et revues d’histoire. La discussion du matin a principalement tourné autour de nos expériences partagées du quartier des Sapins au dessus de Rouen. Je m’étonne encore en écrivant ces lignes plus d’un an après cette rencontre de cette coïncidence de destin.